Témoignage et hommage faits lors de la veillée Hubert Mono Ndjana organisée au domicile du défunt par la fondation EREMA

 

-Chers collègues,

-Chères étudiantes, chers étudiants,

-Mesdames et Messieurs, 

 

J’ai pris sur moi la responsabilité d’intituler ce témoignage qui se double d’un hommage : « Hubert Mono Ndjana ou l’incarnation de l’intelligence ».

 

L’inévitable Larousse nous apprend que le témoin n’est pas seulement celui qui est appelé à déposer à charge ou à décharge en justice ; c’est aussi celui dont l’attestation est jugée pertinente lorsqu’elle n’est pas suspecte de mensonge. C’est précisément « une personne qui a vu ou entendu quelque chose, et qui peut le certifier ». J’atteste solennellement ici et maintenant que le professeur Hubert Mono Ndjana est plutôt un grand esprit, et non ce « quelque chose » dont parle vaguement Larousse, que j’ai régulièrement vu, patiemment écouté et constamment côtoyé. En plus, ce grand esprit m’a fait l’honneur de collaborer intensément avec lui.

 

Dans un contexte idéologique et politique caractérisé par le marasme intellectuel et où l’instinct de survie s’exprime souvent en termes de stratégies d’ajustement qui prédisposent beaucoup de Camerounais à prendre leur inscription dans les officines de promotion de l’obscurantisme ou dans les clubs de sodomie, le professeur Hubert Mono Ndjana a préféré exister à contre-courant. Un peu comme Diogène de Sinope, Mono Ndjana a refusé de se conformer à l’ethos ambiant qui consiste précisément à faire allégeance aux patrons des officines de promotion de l’obscurantisme ou à déférer aux préférences appétitives des proktophiles, c’est-à-dire des maîtres des clubs de sodomie dans l’espoir d’exister aussi et de jouir des avantages liés à la gouvernance des surfaces de prédation administrative et politique.

 

C’est le professeur Mono Ndjana qui m’a montré les ficelles de l’écriture des articles scientifiques. L’épreuve probatoire décisive à laquelle il m’a soumis a consisté à me demander de corriger l’un de ses projets d’article, en insistant sur le fait qu’il ne relira plus ce document après qu’il aura été corrigé par moi. L’approbation par lui de la qualité du travail qu’il m’a demandé d’effectuer a été considérée par moi comme une véritable accréditation scientifique. Depuis ce temps-là, j’écris mes propres articles scientifiques avec beaucoup d’assurance, mais non sans continuer de faire preuve de la prudence et de la vigilance méthodologiques recommandées par lui.

 

L’esprit du professeur Mono Ndjana était une usine, que dis-je, une industrie philosophique qui produisait à la pelle aussi bien des concepts que des néologismes dont la pertinence montrait qu’ils n’étaient ni des solécismes ni des barbarismes :  « l’épistéméthique », « l’enthousisame épistémal », « l’esthétique épistémale », « l’épistémo-dynamique », « l’économéthique », «  la numisméthique », « la tribalopathie », « l’ethnofascisme », « la mentalité digestive », « la sémantique digestive », « l’esprit du convive », « le mapartisme », « l’esthétique du rabougris », « la philosophie de l’esquisse », « l’écume des tontines », « la justice rétributive », « l’olfactisme », « la littérature odoriférante », « le réalisme olfactif », « la puanteur esthétique », « la libido de la fange », en sont quelques illustrations. S’il sortait souvent de la clôture de la nomenclature de fait, en l’enrichissant de néologismes, c’était dans le dessein de parler et d’écrire juste, c’est-à-dire avec beaucoup de propriété. Il savait marier les mots aux choses, de manière à assurer à leur fonction symbolique une objectivité de nature à leur garantir une très grande pertinence logique.

 

son industrie conceptuelle était également très prospère dans l’élaboration des thèmes associatifs : c’est lui qui a créé la Fédération des Enseignants de la Lékié, en abrégé FÉLEK ; c’est également lui qui a créé l’Observatoire national de la Gouvernance ; c’est encore lui qui a créé le SYPRES, le Syndicat des Personnels de l’Enseignement Supérieur. La création d’un Comité national d’éthique chargé de la protection des mœurs et de la dignité du corps humain, dont il souhaitait déjà l’avènement dans les pages 93 et 114 des Chansons de Sodome et Gomorrhe, était en cours de conception et d’élaboration.

 

Sa générosité à mon égard était si considérable qu’il m’a nommé Secrétaire général de la FÉLEK et Secrétaire général de l’Observatoire national de la Gouvernance. Comme si cela ne suffisait pas, il m’a aussi fait l’honneur de me nommer Secrétaire général du SYPRES, le tout premier Secrétaire général de ce grand syndicat. Grâce à lui, j’ai été trois fois secrétaire général.

 

Le professeur avait un sens particulier de la formule et de la répartie : un brave citoyen camerounais avait, dans les années 1990, déclaré urbi et orbi que le Cameroun ne compte que onze intellectuels. Le professeur lui a fait remarquer, urbi et orbi, qu’il est fort aventureux de se livrer à ce genre de comptabilité lorsqu’on n’est pas soi-même intellectuel en ces termes : « Si ce Monsieur se considérait lui-même comme un intellectuel, le Cameroun en compterait douze au lieu de onze. » Un jour, je lui ai courtoisement suggéré de se doter d’une prothèse auditive, afin d’améliorer la qualité de la réception acoustique de l’une de ses oreilles. Il m’a répondu en ces termes : « Si la nature a voulu que je n’entende sa voix qu’avec une seule oreille, il n’est pas pertinent que je contrevienne à sa volonté au moyen des artifices de la technoscience. D’ailleurs, le monde est trop bruyant pour que je doive en entendre tous les bruits. » Par respect, je n’ai pas osé lui demander pourquoi il manquait effectivement de déférence à la nature en portant des verres correcteurs.

 

Le grand esprit que parvenait miraculeusement à contenir un corps de format très modeste, et dont j’ai l’honneur de célébrer le génie ici, était d’une intelligence qui ne s’exprimait qu’au superlatif relatif de supériorité, car relativement à celles dont nous avons habituellement l’expérience, la sienne était la meilleure en termes de dynamisme, de fécondité et de finesse, qualités qui lui permettaient de produire des concepts à profusion et de les compulser de façon à la fois géniale et merveilleuse.

 

Pour pouvoir célébrer pertinemment une si grande intelligence, sans que je sois capable d’un génie semblable, j’ai opté pour une stratégie consistant à contourner cette difficulté au moyen de cette petite anecdote : au mois de mai de l’année 2010, le professeur Mono Ndjana et moi rentrions d’une réception donnée par l’un de mes amis qui voulait avoir l’honneur de dîner aussi avec l’illustre disparu. C’était au quartier Mendong.

 

Lorsque nous dûmes rentrer de ce dîner copieux dont nous honorâmes le buffet à la juste valeur de son contenu, sans la moindre intention de rivaliser de compétence gastronomique ni avec Pantagruel ni avec Gargantua, le professeur Mono Ndjana conduisait sa Mercedes 190 de couleur blanche constamment à gauche, suivant, sans doute, le nouveau code de la route qu’il venait de recevoir des mains de Bacchus et dont Morphée, le dieu du sommeil, lui commandait de respecter scrupuleusement les principes. Autrement dit, le professeur conduisait constamment à gauche et en dormant. C’était autour de minuit.

 

Une rapide évaluation de la situation dans laquelle nous étions cette nuit-là me permit de comprendre pourquoi le professeur préférait le code de Bacchus au code Rousseau. En effet, en plus d’avoir fait bonne chair, nous ne pûmes pas résister aux sourires à la fois charmants et très suggestifs de la dernière bouteille de vin que nous donna mon ami, Constantin Bineli Mvogo.

 

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Terrifié par le sérieux avec lequel le professeur Mono Ndjana respectait les principes de ce nouveau code de la route, principes qu’il ne manquait pas d’imposer aux autres usagers, je me permis de lui demander de me passer le volant. À cette demande pourtant pertinente et courtoisement formulée, il m’opposa son refus en ces termes : « Lucien, de quoi as-tu peur ? Chacun d’entre nous va arriver chez lui en un seul morceau ». En plus de l’intelligence, que j’ai qualifiée de prodigieuse et de sulfureuse dans d’autres plages discursives, le professeur Mono Ndjana incarnait l’optimisme. Je m’explique son optimisme débordant par sa très grande capacité à mépriser royalement le danger.

 

Bien qu’énoncés avec beaucoup d’assurance, les propos du professeur ne me rassurèrent guère. Comme je ne tenais pas à mourir cette nuit-là, surtout au sortir de ce que les Grecs de l’Antiquité appelaient les dionysies, je le priai de me laisser au niveau du Rond-Point Exprès, prétextant qu’il me fallait rendre visite, cette nuit-là et à cette heure-là, à un ami interné à l’hôpital de district de Biyem-Assi. Le professeur Mono Ndjana qui ne fut pas dupe de mon petit mensonge me déposa quand même au Rond-point Exprès. Une fois rentré chez moi, je ne pus, contrairement à mon habitude, éteindre mon téléphone de la nuit, persuadé qu’on m’annoncerait une très mauvaise nouvelle.

 

Le lendemain, bien avant sept heures du matin, le professeur frappa à ma porte pour me remettre un projet d’article portant sur la décolonisation conceptuelle, lequel était accompagné d’une petite note ainsi formulée : « Lucien, corrige-moi ce texte que j’ai rédigé en dormant après notre séparation d’hier ».

Seul le professeur Hubert Mono Ndjana était capable de ce genre de prouesses intellectuelles. Il n’y avait que lui pour parvenir, par exemple, à présenter, en éton, sa langue maternelle, les enjeux philosophiques de la thèse de Doctorat élaborée et soutenue par le professeur Joseph Ndzomo Molé sur la pensée d’Emmanuel Kant. Ladite thèse avait pour titre : « Les contradictions de la raison synthétisante dans la Critique de la raison pure de Kant. Déductibilité transcendantale des idées et rôle de la critique dans le passage du savoir à la foi ».

 

Un jour, le professeur m’a entretenu, avec beaucoup de sérieux, sur la beauté de l’hippopotame. Pour ne pas faire paraître l’extrême pauvreté de mon jugement esthétique, je lui ai donné l’impression de le suivre. C’est bien plus tard que j’ai compris qu’avec des mots il pouvait peindre l’enfer avec les couleurs du paradis ; à la faveur de l’esthétique de son style, il pouvait faire élire une guenon miss dans un concours de beauté. Sont légion les illustrations exemplaires du génie de ce grand esprit.

 

 

Le professeur Mono Ndjana fait partie de ces baobabs qui tombent sans rien écraser au terme de leur chute, se contentant de céder la place aux arbustes des alentours, afin qu’ils puissent jouir des bienfaits du soleil qui réveille et éclaire aussi bien ceux qui se bercent de l’illusion de puissance que ceux qui se plaignent, à juste titre, d’être constamment écrasés par eux. Le professeur est mort comme Socrate : en attendant l’exécution de la sentence du tribunal de l’Éliée, Socrate a continué à philosopher avec certains de ses amis et disciples dans la cellule de sa prison. Vendredi, le 10 novembre 2023, le professeur a accordé une interview sur des questions d’éthique à une chaîne de télévision qu’il n’est pas important de nommer, dans la chambre où il était hospitalisé, en dépit des souffrances atroces qu’il éprouvait des suites de l’accident de la circulation routière dont il a été victime, le 03 novembre, c’est-à-dire le jour de son 77e anniversaire. Comme Platon, il a défendu le Beau à travers la critique de la pornographie sonore des « Chansons de Sodome et Gomorrhe » et de la « libido de la fange ». À l’instar de ce grand philosophe, il a promu le Vrai dont il célébré la beauté et la vertu à travers son « épistéméthique ». Le professeur Mon Ndjana a philosophiquement emboîté le pas à Platon en promouvant le Juste, finalité à laquelle il a subordonné sa critique du « mapartisme » et de la « mentalité digestive », principales caractéristiques de la psychologie caprine, qui m’a inspiré la critique que j’ai, à mon tour, mobilisée contre la « rationalité prédatrice ».

 

À la question de savoir pourquoi les philosophes s’échinent-ils à rechercher les valeurs susceptibles d’indisposer le vulgaire, d’effaroucher le politique et d’incommoder les experts en chrématistique, le professeur Mono Ndjana a su répondre non seulement dans La Beauté et la vertu du savoir, mais aussi dans Les Vampires du Godstank : c’est pour assainir la société malade de ses mœurs dissolues que le philosophe s’investit dans cette entreprise axiologique et éthique à haut risque : entreprendre de déminer une société considérablement minée par la proktophilie instrumentale, la « libido de la fange », la « mentalité digestive », la pornographie sonore, le plagiat et la contrefaçon est, philosophiquement parlant, un beau risque à courir.

 

 

Professeur,

N’attendez pas que je vous fasse la promesse d’être votre clone intellectuel. C’est une promesse que je ne peux jamais tenir, car je n’ai pas votre génie. Je m’efforcerai cependant, avec beaucoup d’autres, de suivre la voie intellectuelle que vous avez tracée, sans l’intention ni de vous poursuivre ni de vous persécuter, ce qui revient d’ailleurs au même, comme le font, depuis l’annonce de votre décès, ceux qui peuvent maintenant se délecter à déblatérer lâchement sur vous, en croyant naïvement que la mort qui ne vous a pas épargné les a finalement oubliés.

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Vous avez pris le risque de combattre la proktophilie instrumentale ; vous avez fougueusement combattu la « mentalité digestive » et le cynisme de ceux qui se plaisent à « écarter la norme et à normaliser l’écart ». Vous avez farouchement combattu le phénomène de l’usurpation et de l’imposture caractéristique du plagiat et de la contrefaçon. Les combats éthiques et politiques dans lesquels vous vous êtes engagé doivent se poursuivre ; ils vont se poursuivre afin que notre pays ne soit jamais un pandémonium à l’image du Godstank que vous avez bien décrit dans votre essai romancé précisément intitulé : Les Vampires du Godstank. Je vous en fais solennellement la promesse. Sera d’ailleurs publié par mes propres soins, au plus tard dans un an, un essai intitulé : La philosophie morale et politique d’Hubert Mono Ndjana. 

 

Si j’ai encore, en cette triste circonstance, la force de vous dire adieu, c’est parce que je me console à l’idée que vous êtes entré dans l’éternité, car vous avez immortalisé votre âme à travers vos multiples publications dont la pertinence scientifique a motivé les auteurs de l’Encyclopédie universelle de philosophie, publiée en 1994 aux Presses universitaires de France, à inscrire votre nom dans le prestigieux répertoire des philosophes. La mort qui croit vous avoir écarté de la vie a perdu de vue que vous allez continuer à la normer à travers vos préceptes éthiques et politiques dont la pertinence et l’actualité sont avérés.

 

Professeur, 

 

Étant donné que vous avez su faire ce que nous devons continuer de faire, vous avez le droit de jouir d’un repos bien mérité.

Adieu, Professeur !

 

Lucien AYISSI

Philosophe